Comment les 235 boulangeries Ange ont conquis la France | Les Echos Start



Comment les 235 boulangeries Ange ont conquis la France

Publié le 10 avr. 2023 à 7:00

Avez-vous déjà remarqué à proximité des supermarchés, stations-service ou zones d'activités commerciales (ZAC), ces grands panneaux promotionnels sur lesquels on lit « 3 + 1 offert » coiffé d'une éternelle auréole vert fluo ? On y distingue d'alléchants quatuors de baguettes, de croissants ou encore de pains au chocolat. Tout est toujours en quantité et en promo. C'est LA formule magique de la franchise Ange et de ses 235 boulangeries. En quinze ans d'existence, elles ont conquis la France. Surtout celle des ronds-points.

L'histoire commence en décembre 2008, à Miramas, dans les Bouches-du-Rhône. Une ville de 25.000 habitants, entre la bourgeoise Aix-en-Provence et la tentaculaire Marseille, connue pour son golf, ses magasins d'usines dits « outlet » et sa ZAC. Et c'est précisément en face d'un Aldi que la première boulangerie Ange ouvre ses portes.

Le concept : une boulangerie artisanale moyenne gamme avec fournil apparent, de l'espace (200 mètres carrés en moyenne), un code couleur pêchu et un parking. Seules choses qu'on ne fait pas sur place : la pâtisserie, les viennoiseries et tous les autres en-cas salés ou sucrés. Fabriquer ailleurs, fignoler sur place. Les bases du modèle Ange empruntent à la fois aux techniques artisanales et à la force de frappe de l'industrie.

ZAC, copains et rugby

Un an plus tard, une deuxième boulangerie ouvre à Istres, ville limitrophe de Miramas. En face d'une station-service, dans une ZAC. Son succès vient confirmer l'intuition des trois cofondateurs, François Bultel, sa compagne Patricia Gaffet et leur ami Patrice Guillois. Miser sur des villes périphériques, sans renoncer à l'étiquette d'artisans boulangers.

« On ne fait pas de bons pains si on ne pétrit pas sur place », martèle François Bultel, 55 ans, ancien acheteur « boulangerie » en centrale d'achat qui se dit « passionné par le pain ». Il souligne que les équipes d'Ange sélectionnent leurs matières premières (en agriculture raisonnée), condition sine qua non pour se revendiquer « artisan-boulanger » selon le décret du 2 avril 1998 qui exige de devoir faire sur le lieu de vente la réalisation de la fermentation ainsi que la mise en forme et la cuisson du pain.

La baguette, patrimoine mondial de l'Unesco

Depuis le 30 novembre dernier, « les savoir-faire artisanaux et la culture de la baguette de pain » ont été inscrits sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité de l'Unesco.

Après l'ouverture d'une poignée de boulangeries en moins de deux ans d'existence dans leur fief sudiste, le réseau s'exporte à l'ouest et se structure sous la forme de franchises. En 2011, une des premières boutiques franchisées sort de terre à Bordeaux, avec à sa tête, un copain d'école de François Bultel, Arnaud Delporte, connu des années plus tôt à l'Esitpa (Ecole supérieure d'ingénieurs et de techniciens pour l'agriculture).

L'aventure entrepreneuriale s'accélère jusqu'à devenir aujourd'hui « le 2e boulanger de France » comme ils aiment à se revendiquer, derrière leur concurrent Marie Blachère et ses 700 boulangeries dans l'Hexagone. D'un naturel optimiste, propre aux entrepreneurs qui ont réussi, François Bultel, carrure de rugbyman, s'en félicite : « Il n'y plus une métropole régionale où nous ne sommes pas implantés ! »

Après la conquête de l'Ouest, celle de Paris

Mais pourquoi s'arrêter aux frontières de l'Hexagone ? Pour leur dixième anniversaire, en 2018, les boulangeries Ange décident de partir à la conquête de l'Amérique. Plus particulièrement du centre-ville de Montréal, à Québec. « Un véritable carton », confie le patron presque étonné par son flair, hors de ses zones périphériques de confort.

Cinq ans plus tard, le réseau a essaimé avec six boutiques supplémentaires dans toute la province francophone. En 2023, le réseau s'est fixé pour objectif 44 nouvelles ouvertures au Canada (4) et en France (40). Prochaine cible à moyen terme : les Etats-Unis.

Prochain défi : le coeur de Paris d'ici la fin de l'année. « On veut se tester car personne ne nous y attend ! » lance François Bultel, désormais fin connaisseur des spécificités du territoire française. Son livre de chevet est d'ailleurs « L'Archipel français, une nation multiple et divisée » (Ed. Seuil, 2019) de Jérôme Fourquet, qui décrit une France fragmentée, périphérique et automobile. Une bible pour cet entrepreneur des ronds-points.

1.300 baguettes vendues par jour

Et ça semble lui réussir. En 2022, les trois associés ont annoncé un chiffre d'affaires de 285 millions d'euros. Ils visent les 320 millions pour l'année 2023. Le réseau compte 3.600 collaborateurs.

Côté clients, l'enseigne vend en moyenne 1.300 baguettes quotidiennes à 700 clients. La clé de voûte de ce succès : un prix de la baguette longtemps bloqué au seuil symbolique de 1 euro, mais qui, inflation oblige, est passé fin 2022 à 1,10 euro. Avec leur fameuse formule 3+1, elle revient à 0,85 euro.

8 %

C'est l'augmentation moyenne du prix du pain en France entre 2021 et 2022, contre 18 % en moyenne dans l'UE (source : Eurostat).

Justement, ce prix plancher fait grincer des dents. « C'est sûr, Ange est une belle réussite. Ce sont des entrepreneurs qui ont eu du nez, qui ont osé », reconnaît Dominique Anract, vice-président de la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie française (CNBPF). Avant d'ajouter, plus remonté : « Malheureusement, avec leur prix bas, ils détruisent au passage des plus petites boulangeries. Là-dessus, on n'est pas raccord et on ne le sera jamais. »

Le supermarché de la boulangerie ?

Le boulanger de profession, à la tête aussi de la Fédération européenne du pain et membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE), explique même qu'il a été contraint il y a deux ans d'envoyer une missive à la société Ange, signée par les avocats de la CNBPF car certaines de leurs promotions dépassaient le seuil légal de 33 % fixé par la loi Egalim.

Et ce n'est pas tout. La CNBPF reproche aussi à Ange de ne pas jouer franc jeu avec le client. Plaçant le fournil à la vue des clients, ces derniers peuvent croire que tout est fait sur place. Or les boulangers d'Ange fonctionnent en mode artisanal mais seulement pour une partie de la production (le pain). Le reste est centralisé dans un ou plusieurs sites de production industrialisée, loin de la boulangerie. La confédération argue que cela laisserait penser aux clients qu'ils « entrent dans une enseigne où tout est fabriqué sur place alors que ce n'est pas forcément le cas pour un grand nombre de produits… »

La liste des griefs n'est pas finie. Est également reproché aux franchises Ange de détourner les clients des centres-villes. Pour eux, il est plus facile de passer acheter son pain - et de se garer sur un grand parking - après avoir fait ses courses au supermarché d'à côté. « En somme, ils font sauter tout ce qui entrave le quotidien des artisans boulangers installés en ville : le manque d'espace dans la boutique, dans l'arrière-boutique, les places de parking… Le tout, en profitant d'un secteur de la boulangerie très dynamique ! » concède Dominique Anract, porte-parole des artisans boulangers de France.

De son côté, François Bultel veut croire qu'il y a de la place pour tout le monde. « On n'est pas très populaires auprès des artisans boulangers et ça me gonfle car, moi, je suis fier de mes recettes ! » Il estime au contraire avoir simplement voulu faciliter la vie des consommateurs, en leur offrant des produits de qualité, dans des zones commerciales, non-investies par les artisans.

Les chiffres clefs de la boulangerie

33.469

boulangeries en France (soit 44 % des entreprises de l'agroalimentaire)

11

milliards d'euros de chiffre d'affaires par an sur l'ensemble du secteur

180.000

personnes qui travaillent dans le secteur de la boulangerie (source : rapport Altares-D & B publié en décembre 2022)

7 - 8

minutes à pied, c'est la distance qui nous sépare d'une boulangerie partout en France (source : CNBPF)

Si la CNBPF se montre sur la défensive, c'est que le secteur malgré de bons chiffres est sous tension, notamment avec l'envolée des prix des matières premières, la flambée des factures énergétiques et les pénuries de main-d'oeuvre (21.000 postes sont à pourvoir). « Le nombre de défaillances de boulangeries a explosé (874). On compte -13 % de créations de nouvelles boulangeries entre 2021 et 2022. Certains professionnels sont très fragilisés par l'explosion des charges mais les trois quarts des magasins ont encore des fondamentaux solides », peut-on aussi lire dans l'étude sectorielle d'Altares-D & B publiée en décembre 2022.

Dans ce contexte, l'essor des boulangeries Ange apparaît comme un coup de force. « Par leur modèle hybride, une partie de la production fabriquée sur place, l'autre non, ils se sont tout de suite démarqués des chaînes comme Paul, La Mie Caline ou autres Brioche Dorée qui font de la décongélation, explique Rose-Marie Moins, porte-parole de la Fédération française de la franchise (FFF). Ils ont cassé les codes de la boulangerie traditionnelle. C'est malin ! » A tel point que d'autres l'ont imité : le modèle artisano-industriel a été repris, selon elle, par les 110 boulangeries Louise créées depuis 2010 ou encore les 49 boulangeries de Sophie Lebreuilly (depuis 2014).

Trois CFA labellisés Ange

Pour alimenter leur croissance, en 2021, Ange a lancé ses propres centres de formation en apprentissage (CFA). Après Aix-les-Milles (Bouches-du-Rhône), puis Wasquehal, à côté de Lille, lancé à la rentrée 2022, deux autres CFA ouvriront en septembre à Bordeaux, et dans l'Essonne, en région parisienne. Le patron estime avoir besoin d'au moins 380 nouveaux apprentis par an, et sur le marché du travail, il « galérait » à les trouver.

29.000

C'est le nombre d'apprentis boulangers formés en 2022 en France (source : CNBPF)

Depuis un an, ce sont quelque 40 apprentis qui apprennent leur métier dans le réseau Ange en vue de décrocher un CAP boulangerie. En majorité « des profils très jeunes dont une part importante est issue de l'immigration, précise le patron. On compte bien jouer un rôle dans leur intégration. » Ils leur permettant notamment de suivre trois heures de cours de français langue étrangère (FLE) par semaine, en cours du soir.

Ecosystème autonome

Avantage certain : une fois qu'ils sont inscrits en formation, ils ont tous leur apprentissage dans une boulangerie Ange. Une aubaine pour Léa-May, 24 ans, qui a changé une énième fois d'orientation faute d'alternance. Après une prépa littéraire, un CAP coiffure, une fac de langues, puis un service civique auprès de personnes en situation de handicap, la jeune femme malgache arrivée en France à 18 ans s'est laissée tenter par la boulangerie.

A gauche, Léa-May, apprentie-boulangère âgée de 24 ans. A droite, la première promo du CFA d'Aix-les-Milles, en 2021. DR

En cours depuis septembre, elle dit enfin avoir trouvé sa voie. D'ici deux mois, elle passe son examen final (CAP en un an car elle a déjà son bac) puis elle se voit évoluer dans l'écosystème Ange : dans le département R&D où on crée les recettes ou encore dans l'équipe des « moniteurs », inspecteurs maison chargés de faire respecter les règles Anges dans les boutiques franchisées.

« Avoir les épaules »

Et pourquoi ne pas devenir elle-même franchisée ? « Ce serait un rêve ! » lance-t-elle. Dans les faits, les prioritaires sont plutôt d'anciens cadres en reconversion - le coût d'entrée pour ouvrir une franchise Ange est de 55.000 euros. Un franchisé Ange gère en moyenne une quinzaine d'employés et génère 1,4 million d'euros de chiffre d'affaires par magasin et par an, sur lequel Ange ponctionne 5 % de redevance.

« Il faut avoir les épaules », sourit le patron qui lance la diversification de son empire. En tant que « master-franchise », cette fois, l'enseigne Ange vient d'annoncer l'ouverture le 1er juin prochain d'une première « brasserie sportive » baptisée La Cage à Bordeaux. Dans son sillon, d'ici 2030, une quarantaine d'établissements sous cette marque devraient voir le jour partout en France. Le concept de franchises vient du Québec, il existe déjà une dizaine de restaurants La Cage outre-Atlantique, où on peut suivre toutes les compétitions sportives (basket, hockey, même les ligues américaines, et évidemment le rugby).

Et devinez qui sera le premier franchisé ? Un copain !


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